Le système d’évaluation le plus répandu à l’école, c’est la notation. Les notes sont pourtant pédagogiquement très nocives.
À la Sorbonne, en octobre 2012, François Hollande a plaidé pour la mise en place d’un système de notation qui «indique un niveau plutôt que de sanctionner».
Cette prise de position, au plus haut niveau de l’État, fait écho à des critiques de plus en plus nourries, depuis quelques années, de la part de spécialistes de toutes disciplines.
Pourquoi est-il nocif de noter les élèves ?
Parmi tous les arguments, trois me semblent essentiels:
– Noter, c’est handicaper les enfants. On sait maintenant que deux axes d’éducation et d’apprentissage sont primordiaux pour réussir sa vie au XXI ème siècle :
-
apprendre à penser et à travailler avec les autres : savoir coopérer.
-
être responsable, exercer son libre arbitre et être créatif.
Le système des notes anéantit psychologiquement ces aspirations, et paralyse ou détourne chez les notés tout désir de grandir, en formatant les écoliers dès le plus jeune âge au contraire : à la soumission aveugle à l’autorité, au désintérêt et à la disjonction totale de l’élève vis-à-vis du sens des matières et des activités scolaires (pareille attitude se révèle en effet, hélas, salutaire, voire indispensable, comme défense psychologique, à la survie dans un milieu scolaire devenu plus une compétition qu’autre chose), à l’individualisation forcené de son destin scolaire.
– Noter, c’est exercer un pouvoir arbitraire et sans partage.
« Cette façon d’évaluer les connaissances des élèves est aléatoire et biaisée de multiples façons. Les spécialistes le savent depuis longtemps, mais pas le grand public. Cela reste tabou. », déclarait Bruno Suchaut, directeur de l’Institut de recherche sur l’éducation1.
La note correspond à tout sauf à un référentiel stable et objectif. Trop de facteurs interviennent dans la notation pour la considérer comme un système juste.
Cette injustice est particulièrement illustrée dans la notion de constante macabre : « par constante macabre, j’entends le phénomène inconscient par lequel les enseignants s’obligent, pour être crédibles, à mettre un certain pourcentage de mauvaises notes. C’est une tradition absurde, mais très ancrée dans notre culture scolaire2. »
– Noter, c’est maintenir l’élève dans une insécurité permanente :
Philippe Meirieu compare la vie scolaire d’un élève à la traversée d’un
tunnel noir, avec une lampe électrique qui n’éclaire que l’endroit où il se
trouve. Il souligne l’importance « d’éclairer le tunnel de tout son long pour que
l’enfant puisse à tout moment se situer dans son itinéraire. Être au clair sur ce
qui a précédé et savoir nettement ce qui l’attend à la fin de l’année ou à
l’échéance institutionnelle »3.
Pourquoi l’école publique continue-t’ elle à employer ce moyen injuste ?
Je crois que la raison principale est idéologique, et a trait à l’impossibilité qu’ont, aussi bien les enseignants, que les acteurs de l’éducation, et les familles, de remettre en question la forme scolaire en France.
La plupart des débats et des polémiques suscités par la déclaration du chef de l’état sont teintées d’idéologie, de nostalgie, ou de comparaison jalouse avec le modèle suédois ou finlandais. Les seules pauvres alternatives aux notes proposées, mis à part l’épouvantail de l’auto-évaluation des élèves, évoquent les notations par lettres (en vogue dans les années 80, et qui ne changent strictement rien à la problématique), et une « notation par couleurs » ( Il s’agit en fait d’une façon assez simpliste, en donnant un feu rouge, orange ou vert, de constater l’acquisition ou non de compétences isolées).
Je n’ai trouvé personne pour se risquer à remettre en question la forme scolaire, c’est à dire la dynamique à l’oeuvre à l’école, le rapport entre élèves et maîtres, et ce qui se joue quant au savoir et au désir d’apprendre, mis a part peut-être Philippe Meirieu qui parle de « laisser les personnels utiliser leur créativité collective », et que « les enseignants puissent rendre compte sans rendre des comptes en permanence »4
Or, il se trouve que depuis 30 ans, les écoles Calandretas scolarisent des enfants de l’âge de 2 ans et demi à 11 ans, et ceci sans notes. Ils sont 3500 cette année, et comme leurs prédécesseurs, ils ne s’en portent pas plus mal, bien au contraire.
Évaluer, c’est donner de la valeur :
Le système des « ceintures de couleurs », inventé par Fernand Oury et utilisé par les praticiens de la Pédagogie Institutionnelle, sur le modèle des couleurs de judo,
est beaucoup plus complexe, global, et dynamique que la « notation par couleurs » qu’on nous présente encore comme une solution miracle.
C’est celui qui est mis en oeuvre dans les Calandretas.
Son principal avantage est de se référer à des critères pré-établis et non de dépendre du seul jugement du maître.
Il met l’enfant de façon beaucoup plus saine en responsabilité de ses apprentissages : les compétences à acquérir dans chaque matière sont classées dans un référentiel, à la disposition de tous, chaque enfant peut s’entraîner aux exercices de la ceinture supérieure, aidé par les autres enfants et par l’enseignant.
« Chacun travaille à son niveau et à sa vitesse à propos d’une activité commune (compte rendu d’une sortie-enquête, rédaction d’une lettre collective, problème vécu, etc.)5 »
Dans une classe coopérative, qui produit et échange, et où des lieux symboliques de gestion de la parole existent et sont questionnés et régulés par le responsable de la classe, ce système encourage l’émulation et désamorce la compétition.
Il implique que le maître occupe une autre place que celle qui lui est assignée dans l’école classique.
L’enseignant se considère et est considéré, non comme l’exécutant servile de consignes et de programmes qui viennent d’en haut, mais comme un praticien-chercheur, responsable de ce qu’il met en place dans sa classe et du contenu de ses enseignements.
Les ceintures, surtout, désignent des compétences qui permettent à chacun d’avoir des responsabilités, et donc des statuts. Ceux-ci sont reconnus par tous et investis dans des tâches, des « métiers » et des activités qui forment la vie de la classe.
La finalité de la classe coopérative de Célestin Freinet n’est pas d’évaluer, mais de proposer des outils au groupe-classe pour s’organiser, travailler, et donc grandir dans tous les domaines : disciplinaires, mais aussi, et surtout, psycho-affectifs et comportementaux».
Les ceintures de couleurs ne sont donc pas réductibles à ce que, ces temps-ci, on entend par un recours à des « couleurs » (ou des feux tricolores).
Dans une classe « frontale », où le maître règne et dispense savoir et récompenses, elles seraient inopérantes, voire dangereuses.
C’est un outil non seulement didactique et évaluatif, mais également et surtout pédagogique.
Elles n’ont de sens qu’intégrées dans ce que nous appelons « l’atomium » : une conception de la classe, de l’éducation et des apprentissages où «l’exigence est un honneur ».
Quelques générations d’enseignants et d’enfants ne cessent de le prouver, dans une indifférence étonnante.
Patrice Baccou et les Paissèls ajudaires-acompanhaires
octobre 2015
3MEIRIEU Philippe, Le temps d’apprendre,dans le Cahier pédagogique n°490, p.34.
4Philippe Meirieu, La letttre de l’éducation, 19 janvier 2015
5René Laffitte, Mémento de Pédagogie Institutionnelle, Matrice, 1999, p 203